Vers une IA de niche: le pari du « last mile »

Alors que l’actualité technologique mondiale est dominée par les grandes plateformes d’IA et les débats sur les modèles génératifs, une tendance discrète, mais porteuse de sens émerge en Suisse: celle d’une intelligence artificielle de niche, ancrée dans le terrain, utile, compréhensible et coopérative. Elle s’appuie sur un principe stratégique désormais central: l’innovation du « dernier kilomètre ».

Insight: rédigé en collaboration avec Gilles Burnier, Senior Innovation Expert au Groupe Mutuel

Une stratégie à la suisse

Plutôt que de chercher à concurrencer les géants du numérique sur le terrain des modèles fondamentaux, la Suisse se distingue par sa capacité à transformer les avancées existantes en solutions concrètes et à forte valeur ajoutée. Ce positionnement, fondé sur la spécialisation, l’adaptation et la précision, permet de concentrer les efforts sur l’impact réel dans des contextes sectoriels ou territoriaux spécifiques.

Zurich, un laboratoire du réel

La dernière Fact Finding Mission du think tank Manufacture Thinking, à laquelle Alp ICT a participé, a mis en lumière cette dynamique à Zurich. On y trouve un écosystème exceptionnel, où se rencontrent excellence scientifique (ETH Zurich), puissance industrielle (Google, Nvidia), et soutien public (Innovation Sandbox). Mais plus encore, un modèle suisse d’IA utile :

• Fotokite: drone filaire pour pompiers urbains.
• Ethon.ai: spin-off de l’ETH dédiée à l’interprétabilité des modèles.
• AI Sandbox: expérimenter l’IA en environnement contrôlé.

Ces projets incarnent une IA contextualisée, sectorielle, orientée clients, valorisant les atouts suisses: fiabilité, précision, qualité, confidentialité.

À lire : Vers une IA de niche – Apprendre du “last mile” à Zurich (Manufacture Thinking)

Signaux faibles d’une transformation silencieuse

À travers cette mission d’exploration, plusieurs dynamiques émergentes retiennent l’attention. L’IA devient aussi un sujet juridique (qui possède les productions de l’IA ?), artistique (comment représenter les effets de l’IA sur notre société ?), éducatif (comment apprendre dans un monde d’accès au savoir intensifié ?).

On observe une distribution de l’intelligence : l’innovation ne vient plus d’un centre unique, mais se diffuse via des réseaux horizontaux impliquant startups, chercheurs, collectivités et citoyens. Ce modèle modulaire, souple et interconnecté pourrait devenir une clé d’adaptabilité pour les territoires.

Un ADN historique en action

La Suisse a toujours su transformer l’existant : dans l’horlogerie, la pharma, ou les machines-outils. Ce même esprit guide aujourd’hui son approche de l’IA : prendre des technologies « open weights » – c’est-à-dire des modèles dont les poids (paramètres entraînés) sont accessibles, sans que l’ensemble du code ou de la licence ne soit forcément ouvert – et les affiner dans des niches à haute valeur ajoutée (santé, finance, juridique, logistique). Cette stratégie est d’autant plus pertinente que:

• La structure fédérale suisse favorise la diversité d’usages locaux
• Le label Swiss Made reste un gage de confiance dans les secteurs critiques
• L’accès aux LLM « open weights » (ex. Llama 400B) permet le développement d’IA maîtrisées localement mais distribuées.

Traduction technique du « last mile » en IA

Le concept du last mile est issu des domaines de la logistique et des télécommunications, où il désigne la dernière étape d’un service vers son utilisateur final « le dernier kilomètre ». Transposé à l’intelligence artificielle, il renvoie à la capacité d’une solution IA à s’insérer dans les conditions réelles d’utilisation, dans un contexte donné, avec des données imparfaites, des contraintes matérielles, humaines ou réglementaires.

Techniquement, cela se traduit par:

• Des modèles IA contextualisés, entraînés ou adaptés à des jeux de données locaux, souvent bruités et hétérogènes.
• Une interface claire et simplifiée, utilisable par des non-experts (techniciens, soignants, agents publics).
• Une intégration fluide aux systèmes existants, via des logiques de plug-and-play ou d’API ouvertes.
• Des capacités de monitoring et d’explicabilité, pour que l’utilisateur comprenne ce que fait le modèle, sur quelles bases, avec quels niveaux d’incertitude.

Loin des plateformes génériques, il s’agit d’une IA orientée usage, co-construite avec les acteurs de terrain, et enrichie par les retours pratiques.

3 cas romands du « last mile »

• Neosens Diagnostics (Lausanne): cette startup développe des tests de diagnostic portables assistés par IA, capables d’analyser sur place des fluides biologiques pour détecter des marqueurs précoces de maladies. L’IA permet l’interprétation en temps réel des données issues de capteurs miniaturisés, avec des résultats exploitables directement par des professionnels de santé, sans passer par un laboratoire centralisé.
• Synature (Lausanne): active dans l’environnement et l’agriculture, Synature combine IA, acoustique et vision pour suivre en continu la biodiversité ou détecter des nuisibles. Les capteurs intelligents déployés sur le terrain transmettent des données traitées localement, fournissant aux exploitants des alertes ou recommandations ciblées, illustrant parfaitement l’intégration de l’IA dans les routines métier.
• WhisperIT (Prilly): cette startup développe une plateforme d’IA sécurisée pour les cabinets d’avocats, permettant la dictée, la transcription, l’analyse de cas et la recherche juridique. Hébergée sur des serveurs suisses, la solution garantit la confidentialité des données tout en s’intégrant naturellement dans les pratiques juridiques.

Conclusion: faire de la Suisse romande un territoire last mile

L’IA n’a pas besoin d’être spectaculaire pour être stratégique. Elle gagne à être appropriée, testée sur le terrain, ouverte aux feedbacks. Le last mile est un révélateur de maturité technologique, mais aussi de volonté collective. Il trace un chemin stimulant pour l’ensemble des territoires suisses. La Suisse romande, avec ses compétences, sa diversité et sa proximité terrain, a tous les atouts pour en devenir l’un des moteurs.